Igor Babou : "Comprendre les enjeux, les pratiques et les représentations autour de la Nature"

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  • Igor Babou

Igor Babou est Professeur à l'Université de la Réunion, sur le thème sciences-société-nature. Il nous explique tout l'intérêt de mener des recherches en sociologie sur les relations entre l'Homme et la Nature, en particulier à l'île de la Réunion.

En quoi consistent vos recherches ?

Je cherche à comprendre, du point de vue des sciences sociales, comment des groupes sociaux construisent leurs relations à la nature et aux savoirs (que ces derniers soient scientifiques ou non). On se rend compte, quand on observe des espaces naturels gérés (par exemples des parcs naturels), que les relations à la nature mobilisent des savoirs et des représentations issues du travail des scientifiques (y compris des chercheurs en sciences sociales), et que ces savoirs se confrontent à d’autres savoirs, ceux des gens qui vivent dans ces espaces naturels. Mais on n’a pas d’un côté la « Raison » et de l’autre de simples opinions qui seraient naïves ou illégitimes. C’est ça qui est intéressant : comprendre les enjeux, les pratiques et les représentations qui se confrontent autour de ce qu’on appelle « Nature ».

Dans ces confrontations, il y a des décisions qui sont prises qui ont une portée politique : elles engagent l’avenir des gens qui vivent dans les espaces naturels. Et la plupart du temps,on n’a aucune raison de penser que les raisons des scientifiques seraient plus légitimes que les raisons des non scientifiques. Etudier les espaces naturels revient donc, pour moi, à reposer la question de la rationalité de nos conduites, à un moment où les anciennes certitudes, celles qu’on a hérité du siècle des Lumières avec l’idée d’un progrès continu, vacillent parce qu’on en voit les limites dans le contexte des crises environnementales.

Avec l’idée d’aller « y voir », sur le terrain, et de ne pas se contenter d’analyser la manière dont nos sociétés pensent leur rapport à la nature et aux savoirs, mais bien d’intégrer à ces descriptions des aspects naturalistes. Une sociologie de la nature sans la nature n’aurait aucun sens…

En quoi l'océan Indien est un terrain privilégié pour ce type de recherche ?

Je viens d’arriver dans cette région, et je ne la connais donc pas encore vraiment. Pour l’instant, j’ai travaillé en France métropolitaine ou en Amérique latine sur toutes ces questions. Mais ce qui m’intéresse particulièrement ici, à La Réunion, outre qu’il y a des espaces patrimonialisés, des « hot-spots » de biodiversité tropicale, et des gens qui les habitent, c’est la situation géographique : on est à proximité des pays « du Sud » parmi les plus pauvres de la Planète, tout en étant une projection de l’Europe dans ce Sud. Cette position permet d’interroger les relations entre centres et périphéries.

Aujourd’hui, les anciennes centralités sont remises en cause, et les problèmes environnementaux que nous devons affronter (perte de biodiversité, changement climatique, etc.) ne nous permettent plus, à nous les gens du Nord qui avons détruit les écosystèmes et les cultures humaines du Sud pour des raisons de rapacité économique ou d’incapacité à accepter l’Autre comme Autre, d’adopter une position de donneurs de leçons, ni en matière de responsabilité environnementale, ni en matière de démocratie.

Nous devons donc tout reprendre à zéro, avec humilité, et ça peut commencer par essayer de comprendre les rapports Nord-Sud à travers les pratiques liées au savoir en contextes environnementaux. Pour moi, c’est devenu un enjeu de recherche important, et on est bien placés ici pour mener ce type de travail.

Pouvez-vous nous donner un exemple de connaissance acquise dans ce champ de recherche ? Quel enseignement peut-on en tirer ?

Je peux par exemple montrer que la division du travail dans les entreprises d’écotourisme sur lesquelles j’ai travaillé en Argentine (elles faisaient du tourisme de baleines, du« Whale Watching ») a des répercussions directes sur l’application de certaines normes environnementales dans un parc naturel classé par l’Unesco, et donc des répercussions directes sur la vie des baleines. J’aime bien cet exemple concret, car il est contre-intuitif : avant d’ « aller y voir », d’observer les gens travailler et vivre au contact des baleines, je n’aurais jamais imaginé que les formes de la division du travail pouvaient déboucher sur des enjeux environnementaux. C’est ça que peut apporter l’approche socio-anthropologique des relations à la nature : ouvrir les yeux sur des phénomènes inattendus.

Enfin, comment et où se former dans ce domaine de recherche ?

A l’université de La Réunion, je commence à impulser des recherches et des formations sur ce domaine. Au LCF, notre laboratoire, et dans le cadre du département « InfoCom », c’est une nouvelle direction de formation à la recherche par la recherche que nous développons, et il faudra certainement la construire dans une perspective interdisciplinaire. Il y a des enjeux locaux, car la société réunionnaise a besoin de former des jeunes capables de prendre à bras le corps des questions et des problèmes que leurs aînés n’ont pas résolus, et qui ne se résoudront pas sans connaissances solides, ni formation de haut niveau (le doctorat étant le bon niveau de formation). Il y aura sans doute des emplois à créer, et à imaginer, pas forcément à l’université mais dans le secteur culturel ou associatif, par exemple.

L’enjeu serait de faire de La Réunion à la fois un lieu de formation d’intellectuels critiques capables de penser  un avenir démocratique en relation avec la nature et avec la diversité des savoirs. L'université pourrait aussi devenir un lieu de formation attractif pour les pays de la région ainsi que pour la France métropolitaine. Je pense qu’on a vraiment des atouts pour cela, et qu’on aurait aussi beaucoup à apprendre des autres.

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